Mon Liban

La Maison Liban, pays minuscule et complexe dont la dissension semble être le ciment. Les cyniques se plaisent à dire que ce pays n’en est pas un, mais la maison de vacances d’une nation en diaspora. Il est pourtant bien le territoire d’une nation, fantasmée, rêvée, fière d’une diversité qu’elle semble pourtant toujours subir et d’une nature abîmée par un urbanisme déraisonné, hirsute. Les villes sont passionnantes comme plantées là, dans le chaos d’une chute. Rares sont les paysages autour qui ne sont pas entachés par les éclaboussures de cette originelle explosion bétonnière.

C’est un pays à plusieurs vitesses, héritage d’une histoire de l’éclatement. Caricaturalement, ce pays semble être le lieu de toutes les ostentations de réussites faites ailleurs. L’espace public orchestre les exubérances luxueuses des uns, juchées sur un ballet de silencieuses petites mains corvéables et étrangères, les bringuebalantes routines des sédentaires et surtout les esclandres politiques perpétuels d’une nation irrésolue, atomisée, disséminée qui se rassemble pour crier, entre frères, que l’on n’a pas encore trouvé comment s’aimer. La "libanité" ne semble sourire qu’à ceux qui l’ont en bagage, ceux qui reviennent en cueillir les lauriers auprès de celle, qui souvent humblement, garde la maison. Voilà certainement pourquoi l’hospitalité y est si franche, douce, subtile, absolument attachante, le pays est une terre pour les gens de passage, l’hospitalité sa raison d’être.

Peut-être est-ce parce qu’un pays blessé partage avec le visiteur ses intimités que le Liban suscite un attachement singulier. On revient à lui comme vers sa mère, on le quitte à l’écœurement pour le regretter quelques heures après, on dirait un repas de famille.

Si nous parlons de nation irrésolue, on peut ajouter qui ne cherche pas toujours la résolution. Il y a dans le Hi, kifak, ça va ?, salut presque toujours trilingue quelque chose de bien plus subtil qu’une impossibilité à se choisir. Si cette multiplicité assumée est une qualité, un confort que l’on s’offre les uns aux autres, s’il y a toujours quelqu’un qui se penche presque maternellement pour traduire, elle contient aussi le germe frère de l’incompréhension et de la dissension.

Lorsque les groupes sont multiples, représentatifs, transversaux aux partitions sociales, confessionnelles, la prise de parole est toujours partisane, politique. On ne peut parler à tout le monde d’une seule voix. Choisissez le Français et vous exclurez des musulmans souvent anglophones. Parlez arabe et vous rendrez balbutiants les enfants de la diaspora. L’anglais – et encore pas pour ceux des campagnes et des montagnes – semble permettre une certaine communauté d’entendement, mais c’est la langue des autres, de tous, de personne, résolution internationale et hésitante, un compromis. Le Liban est une famille à médiateur. C’est un hôpital de l’identité, lorsque votre blessure intime, votre douleur est visitée, diagnostiquée, traitée par un cortège légitime mais étranger. Le Liban c’est toujours l’affaire des autres, bien trop nombreux, les Phéniciens, les Ottomans, les Français, l’OLP, Damas, Téhéran, Washington…

Alors quand vient l’acte d’ingérence plus grossier, la victime devient martyre et l’homme de tous les débats, la cause de tous. Le Liban est beau contre ces autres, contre Damas, contre Tsahal. Cette révolte soulève magnifiquement son épaisseur. Elle nous révèle à notre cynisme de glaneurs de surfaces, mais nous associe au débat et toujours fraternellement. Évoquer l’hospitalité n’est pas un ornement, une politesse nécessaire au discours sur l’Orient, elle en est cette épaisseur. Cette chaleur, ce maternalisme nous fait chercher, à couvert de nos propres bavardages critiques, souvent acerbes, les détails de notre attachement. La persistance, la résistance même du raffinement, la lumière marine, la douceur des rapports. On passe son temps à fustiger les gravats qui gâchent la fleur insouciante mais on oublie que l’insouciance, parfois la nonchalance est une résistance.

 

Philippe Somnolet